Mon île chérie, mes racines, mes couleurs, mes ancêtres et mon avenir

22 septembre 2006

Les Saintes

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Le vieil autobus brinqueballait depuis le village de Bouillante. C’était encore une de ces reliques des premiers âges de l’automobile. Un antique « Chausson » rafistolé, rongé de rouille, peint et repeint des centaines de fois. Il crachait une fumée noirâtre et il était surmonté d’une galerie surchargée de valises et autres caisses à claire-voie d’où sortaient des ailes de poules ou des queues d’animaux indéterminés. Bestioles bien vivantes si l’on en jugeait par les cris et piaillements divers qui accompagnaient le rythme joyeux des pistons en folie.
- J’ai le mal de mer… ça va pas du tout… je voudrais descendre…
L’oncle Bob entoura les épaules de sa nièce de son bras droit pour la réconforter :
- Allez, Choupinette, plus qu’une petite heure avant Trois-Rivières. Tu tiendras ? Tu as l’habitude portant !
- Tu parles ! Blurp ! Et après on prend le bateau pour les Saintes ! Blurp ! Non mais tu veux ma mort tonton Bob ! pleurnichait ladite Choupinette en tenant son mouchoir devant sa bouche.
- Tu sais bien que c’était indispensable, Bibichounette. Un jour ou l’autre il aurait fallu que tu le fasses ce trajet. Et puis quoi ! Après tout c’est toi qui le demandes depuis des années ! Non ? Pratiquement depuis que tu as 5 ou 6 ans ! Et tu en as 30, non ? Alors ! Il était temps que tu franchisses le pas.
- Je sais, blurp ! Oooooohh !…… Blurp !…
Tout juste le temps de se lever et de se jeter vers la fenêtre baissée du côté droit. La jeune femme se libéra enfin au milieu des éclats de rire des passagers les plus proches qui n’attendaient que ce signal pour s’en donner à cœur joie !
- Mademoiselle, vous avez filé votre bas je crois, lança un vieux à la peau aussi noire et ridée que ses cheveux étaient blancs et crépus.
- Merci, blurp, répondit la nièce en reprenant sa place auprès de tonton Bob.
En réalité l’heure passa plus vite que prévu. Le drôle de couple alla s’inscrire et s’embarquer pour la navette qui partait 10 minutes plus tard. Les îles étaient bien visibles entre les deux bleus distincts de la mer et du ciel.
Les 12 km de trajet furent vite avalés. Le temps était si calme que la jeune femme ne ressentit plus de nausée et débarqua sur la terre ferme en pleine possession de ses moyens. Elle se surprit même à esquisser une petite pirouette en se dirigeant avec l’oncle Bob vers l’échoppe de location de scooters devant laquelle attendait déjà une dizaine de clients.
Ici c’est le moyen de locomotion idéal, pour les habitants eux-mêmes comme pour les touristes d’un jour tant les routes sont étroites ou encaissées, ou les deux ensemble !
L’engin démarra et oncle Bob se dirigea sans hésiter vers la grande bâtisse de style colonial qu’ils avaient déjà repérée depuis le port et qui abritait tous les services administratifs de l’île.
- Ca va ma Clopinette ? Pas trop de vent derrière ?
- Tout va bien, mais c’est pas loin. Je brûle d’impatience.
- Moi je brûle de chaleur tout court ouais ! On était mieux sur le bateau !
- Qu’est-ce que tu es grincheux ! Allez, gare-toi là, tu as vu l’écriteau : « Archives ». C’est là !
Quelques portes, quelques escaliers, des ventilateurs tournant lentement dans des couloirs surchauffés malgré les ouvertures sans fenêtres aux simples volets à claire-voie. Un bureau : « Service de recherches généalogiques ».
L’oncle toque et entre sans attendre de réponse.
Une grosse dame en sueur s’évente derrière un long comptoir blanc, affalée dans un fauteuil haut à bascule.
- Bonjour madame, risque Bob.
- Bonjour. Attendez s’il vous plaît, 9 minutes, j’ai ma pause.
- Euh… d’accord, mais… il n’y a personne d’autre ?
- Attendez, s’il vous plaît !
L’oncle Bob a l’habitude et ne se formalise pas. Mais la Choupinette-Bibichounette-Clopinette ne l’entend pas de cette oreille. L’éducation en métropole n’apprend pas aux gens à prendre la vie comme elle vient, à laisser du temps au temps, à profiter de l’instant qui passe… Elle trépigne.
Le tonton la retient, lui fait comprendre discrètement qu’il ne sert à rien, ici, aux Antilles, de bousculer l’ordre des choses. Il n’y a rien à y gagner. Au contraire.
- Votre nom s’il vous plaît ? C’est pour quelle demande ? s’enquiert enfin la grosse employée toujours aussi dégoulinante de sueur malgré le brasseur d’air au plafond.
- Nous avons écrit il y a 2 mois pour établir une ascendance pour ma nièce en ligne directe. Mademoiselle Plouhinec. On nous a informés par mail que les résultats étaient disponibles. Comme nous sommes en vacances au Gosier, on en profite pour passer.
- Le prénom s’il vous plaît ?
- Bécassine.
- Oui. Je vois, je vais vous chercher ça s’il vous plaît. Vous aviez demandé à remonter assez loin n’est-ce pas ?
- Au maximum oui.
- Voilà. Tout est là. On vous enverra la facture à domicile. Au revoir s’il vous plaît.
L’oncle remercie et le couple quitte la pièce, muni des précieux documents.
Bécassine Plouhinec n’y tient plus. Elle arrache des mains de Bob les feuillets qu’il consultait déjà et les dévore fébrilement.
- Youhouhouhouh !!! Youpiiiiiiiiiiiiiii !!! Je le savais !!! Regarde tonton ! Regarde !
- Quoi donc ma bombinette ?
- Mais je suis bretonne !!
- Eh, c’est pas un scoop ! Avec ce nom là !
- Oui, mais je suis bretonne par mon père et antillaise par ma mère ! Tu comprends ? Je ne les ai pas connus, et toi tu n’es pas mon vrai oncle, mais avec les papiers qu’on a retrouvés à l’époque de leur disparition, eh ben tu vois : mon père descendait de plusieurs générations de Bretons. Parce que apparemment la grande majorité de la population des Saintes descend de marins bretons ! Oh, je suis contente, contente, contente !
- Tant mieux, et en fait, pourquoi si contente ?
- Depuis le temps ! Tu te rends pas compte tonton ! T’as pas remarqué dans les rues tout à l’heure ? Je vais enfin pouvoir expliquer pourquoi je suis noire avec des cheveux crépus roux ! Géniaaaaaal !
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