Mon île chérie, mes racines, mes couleurs, mes ancêtres et mon avenir

22 septembre 2006

Le bagne

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Mille ! MILLE ! MILLE ! 1000, ce nombre l’obsédait. Serait-il par hasard le numéro 1000 ? Le millième homme à sortir de là à l’horizontale ? Celui qui, après 28 ans de bagne aurait, comme punition suprême, à subir l’épreuve de la tête sur le billot ?
Joseph serrait cette pauvre tête entre ses mains crispées, les paupières fermées, assis à même le sol de sa cellule humide au plafond grillagé ouvert sur le ciel.
Enfermé là à 19 ans, après 28 années passées à trimer sous les coups de fouets des gardiens, à suer sous une chaleur suffocante de jour comme de nuit, à grignoter des denrées infâmes et ingurgiter des soupes moisies, l’Administration Pénitentiaire ne venait-elle pas de l’informer le matin même que sa peine était exécutoire ? Plus aucun recours, pas de commutation en enfermement à vie, pas le moindre signe de clémence. C’était fichu.
Le papier qu’on lui avait remis ce matin était à ses pieds. Il l’avait lu dix fois, vingt fois, il ne rêvait pas : l’exécution était prévue pour le lendemain matin à 6 heures.
Il finit par se lever en s’accrochant à la tuyauterie au mur et appela un gardien d’une voix affaiblie par la fatigue et l’émotion.
Un bruit de clé, la porte qui s’ouvre avec un grincement sinistre, un colosse dans l’encadrement. Le « porte-clés » arabe (1) :
- Qu’est-ce que tu veux Joseph ?
- J’ai soif Hassan. Et puis je voudrais faire un tour de cour, une dernière fois.
Bon prince, le surveillant prit la main que lui tendait Joseph, le souleva comme une plume, décrocha une gourde de sa ceinture et la lui tendit.
Il faisait beau, comme toujours pendant ces 6 mois de saison sèche, mais le taux d’humidité persistait jour et nuit, entretenant les rhumatismes, favorisant l’éclosion perpétuelle de moustiques avides, rendant tout effort plus pénible chaque jour.
Joseph - atteint de cécité 2 ans auparavant à cause d’un ver parasite très courant dans les eaux croupies – parvint à déboucher le flacon et but de longues gorgées bienfaisantes. Les 55° du rhum blanc de Saint Laurent ne le firent pas tiquer, au contraire : il en ressentit un grand bien-être et remercia Hassan d’un sourire. Chaque prisonnier recevait chaque jour un litre d’alcool. C’était la ration. La seule façon de tenir sous le soleil implacable lorsque lui et ses compagnons d’infortune cassaient des cailloux pour entretenir les pistes de latérite, lorsque dans les marécages jusqu’à la ceinture, attaqués par les sangsues, il devait curer les bouches d’égouts de la ville qui dégueulaient dans le Maroni.
Aujourd’hui il était dispensé de corvées. Exceptionnellement…
Hassan lui tenait le coude et avançait avec lui pas à pas le long d’une sorte de quai qui faisait tout le tour de cette cour rectangulaire bordées de cellules individuelles sur trois côtés. Une extrémité des bâtiments comportait une forte grille permettant les entrées et sorties vers l’Administration. A l’autre extrémité, 200 mètres plus loin, là bas, au bout de cette grande cour d’herbe brûlée, trônait l’engin.
Joseph ne le voyait pas. La guillotine avait été apportée là durant la nuit et assemblée sans bruit.
Joseph ne la voyait pas, mais il savait. On lui avait dit, tout le monde savait. Chacun avait déjà, un jour ou l’autre, été obligé d’assister à une décapitation « publique ». On lui racontait, après, après qu’il ait entendu les préparatifs, la lecture de la sentence, les cris ou les pleurs du malheureux condamné. Et puis le glissement, le frottement du métal, jusqu’au CLAC ! final, brutal, définitif. On lui avait dépeint le jaillissement pourpre de la vie qui s’évadait.
Des fragrances de bougainvillées et de roses de porcelaine faisaient frémir les narines de Joseph, des ibis rouges passaient en formation au dessus de la prison mais il ne les voyait pas. En revanche il devinait le battement infiniment rapide des ailes du colibri, en suspension devant un hibiscus sauvage dont il tirait les sucs de son bec effilé.
Le tour de la cour a été effectué et Hassan a pris soin de passer au large de l’engin. Joseph lui en a été gré en lui serrant légèrement le bras au passage.
Joseph est retourné sur la paillasse de sa cellule. Il s’est allongé, le visage tourné vers la lumière qu’il devine à travers les barreaux du plafond. Il a pensé quelques minutes à sa fille, son trésor, son bijou, si loin là bas, en métropole. Qui ne saurait sans doute jamais rien. Qui serait sans doute dans le métro, demain à 6 heures, pour partir travailler. Travailler… Il s’est endormi.
C’est le froid qui le réveille. Les 20 ou 22° du petit matin, la rosée qui recouvre tout, y compris ses vêtements. Il devine la clarté du jour qui point. Il doit être pas loin de 6 heures.
Pourtant rien ne bouge. Même les bruits habituels de l’établissement sont absents. Pas de cavalcades à l’extérieur, pas de sons de vaisselle, aucun échange d’invectives ou d’ordres lancés par les gardiens, rien.
Joseph étire ses membres engourdis et se lève, pose sa main sur le battant de bois de la porte, comme tous les matins.
La porte ne résiste pas et s’ouvre… Vers l’extérieur…
Joseph connaît si bien les lieux qu’il s’enhardit à mettre un pied sur le quai qui surplombe la cour herbeuse. Il n’ose appeler. Son instinct d’aveugle lui affirme qu’il est seul. Il se met à longer le bâtiment, touchant de la main chaque porte de chaque cellule au passage, pour les compter. Se sachant parvenu à la grande grille d’entrée, il ose empoigner l’énorme loquet habituellement pourvu d’un cadenas impressionnant. La grille cède à son tour, pivotant sans peine et laissant le passage à un Joseph abasourdi.
Celui-ci, se fiant à son sens olfactif, trouve sans peine la porte qui jouxte celle des cuisines. Il sait que celle-là donne dehors. DEHORS ! Se pourrait-il ?… Il hésite. Et puis ? Pourquoi pas ? Au point où il en est ! La dernière porte s’ouvre, Joseph met un pied sur le seuil. Il ne se passe rien.
Il continue d’avancer, fait plusieurs pas, méfiant car cet environnement ne lui est plus familier.
Bien lui en prend car un coup de klaxon aigu le fait presque perdre l’équilibre tandis qu’un bruit de freinage lui prouve qu’une voiture vient de s’arrêter à sa hauteur.
- Eh bien grand-père ! Tu montes ? T’as une drôle de tête ! Allez, viens, on va se réchauffer l’estomac, monte donc !
Grand-père ? Joseph ne comprend rien, il montre ses yeux en secouant la main pour expliquer son handicap. L’homme rit, gêné, descend de son véhicule et installe Joseph à côté de lui. Il démarre en trombe et crie, en tentant de surmonter le bruit de sa mécanique :
- On dirait que tu sortais du bagne là, je me trompe ? Tu as squatté là dedans ? Tu n’as pas où dormir grand-père ?
- Euh, c’est-à-dire, parvient à articuler le pauvre Joseph, j’ai vraiment l’air d’un grand-père ? Et puis non, je n’ai pas où aller à vrai dire.
- Alors c’est tout trouvé grand-père ! Aujourd’hui c’est Noël, il ne sera pas dit que tu resteras seul ! Tu vas même te rendre utile : je t’emmène chez moi, tu enfileras ma tenue et tu feras le Père Noël à ma place pour les enfants de l’école, okay ?! Tiens, bois un coup va, t’as pas l’air dans ton assiette. Avec ça, tout ira mieux !
Et Joseph siffla la bouteille à lui tout seul en moins de 10 minutes comme s’il avait fait ça toute sa vie, pendant 28 ans, une bouteille par jour, tous les jours, sans sourciller…

(1) On appelait ainsi les anciens bagnards arabes ayant purgé leur peine, embauchés ensuite comme gardiens.
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